Le dauphin et le goéland

Il y avait autrefois un jeune prince à qui la nature avait tout donné : il était l’aîné de trois enfants, et devait ainsi succéder un jour à son père ; il était sage, preux, et se faisait aimer de tous ; enfin, il n’y avait pas plus beau chevalier dans tout le royaume : des yeux lumineux, des cheveux bouclés d’un blond cendré, et une peau plus blanche que la fleur de l’aubépine venaient orner un corps plein de grâce.

Pourtant, Hans, c’était son nom, n’était point tout à fait heureux car son cœur restait toujours indifférent à l’amour. On lui avait présenté maintes jeunes filles nobles et belles, mais il demeurait insensible à leurs charmes. Pour cette raison, il subissait jour après jour, les railleries de ses deux frères qui, jaloux de ne pas être successeurs au trône de leur père, ne manquaient jamais une occasion de se venger.

- Mon pauvre Hans, disait l’un, la haute renommée de ta vaillance et de ta beauté a parcouru tout le pays…

- Mais elle ne tardera pas à être entachée par ton absence de virilité ! concluait l’autre.

Magnanime, Hans n’en voulait pas à ses frères de leur méchanceté, il comprenait leur amertume. Par ailleurs, il pensait que cette situation ne durerait pas longtemps, parce qu’il se savait capable d’aimer, et espérait rencontrer la personne qui saurait éveiller ses sentiments et exalter son ardeur.

Un matin, l’envie lui prit d’aller chasser ; il s’enfonça dans la forêt qui séparait le château du bord de mer. Il se mit à la poursuite d’un cerf : les chiens furent lâchés, les veneurs et les rabatteurs couraient déjà loin devant lui, et le jeune homme suivait, sans précipitation, l’air détaché.

Soudain, il distingua dans une autre direction, à travers un épais buisson, une bête blanche comme la glace, avec un bois de cerf unique sur le front. Il n’en avait jamais vu, mais il était sûr qu’il s’agissait d’une licorne. Aussitôt, il banda son arc, pointant la flèche en direction de l’animal. Celui-ci tourna la tête vers lui, et le prince, saisi par la pitié, vit la licorne verser des larmes d’effroi. Il baissa son arme.

- Tu ne m’as pas tuée, dit la licorne, parce que ton cœur est pur et plein de compassion. Je tiens à te remercier en exauçant un de tes souhaits.

- Je possède tout ce qu’un gentilhomme puisse désirer, répondit le prince après un moment de réflexion, cependant, je n’ai jamais connu l’amour. Si tu le peux, bonne licorne, emmène-moi auprès de mon âme sœur.

- Je le peux, affirma la licorne, mais tu devras placer en moi toute ta confiance : l’amour que l’on attend, et celui que l’on trouve s’avèrent parfois très dissemblables, et il se peut que tu sois fort surpris.

Sur ces mots, la licorne fit disparaître les somptueux habits du prince qui se retrouva vêtu, en tout et pour tout, d’un vieux haut-de-chausses élimé ; puis elle l’invita à la chevaucher. Ils traversèrent ainsi la forêt par un chemin verdoyant qui les mena au bord de la mer.

Sur un rivage de sable, la licorne déposa le prince. Celui-ci aperçut un éphèbe assis sur un rocher, le visage caché dans ses mains. Indécis, Hans voulut demander à la licorne s’ils étaient arrivés à destination, mais elle avait disparu.

De longs sanglots parvenant à ses oreilles, le prince s’approcha du jeune inconnu et posa sa main sur son épaule nue. Le garçon releva la tête et le regarda avec des yeux turquoise embués de larmes. Son torse était aussi cuivré que celui du prince était immaculé. L’un, travaillant malgré la morsure du soleil, s’était au fil des ans voilé d’un hâle ; l’autre, se délassant dans des bains de lait, avait vu peu à peu sa peau devenir blanche comme la neige.

- Que celui qui a souffert la passion vous garde, mon ami, dit le prince. Pourquoi pleurez-vous ?

- Hélas, que faire ? répondit le jeune homme d’une voix brisée. Mon grand-père est pêcheur, mon père est pêcheur, mes cousins le sont aussi. Et moi, je ne peux pêcher, car la mer me fait peur. Pour toute ma famille, je suis cause de déshonneur.

- Mon cher compagnon, dit le prince attendri, non seulement par son désespoir, mais aussi par son étrange charme sauvage, je vous secourrai bien volontiers. Voici ce que nous allons faire : montez tout en haut de ce petit escarpement d’où vous lancerez le filet ; quant à moi je prendrai votre barque et, frappant l’eau avec la rame, je rabattrai vers vous les poissons, comme je l’ai déjà vu faire.

A ces mots, le jeune pêcheur remercia bien sincèrement le prince, s’empara du filet, et escalada les rochers sans plus attendre.

L’idée de Hans s’avéra admirable. A chaque prise, Perinis, c’est ainsi que se nommait le pêcheur, riait aux éclats et faisait de grands signes victorieux au prince qui sentait son âme s'élancer étrangement vers son nouvel ami.

La pêche fut fructueuse.

Enfin, ils se retrouvèrent sur la grève tandis que le soleil commençait à décliner.

- Mon cher Hans, comment vous prouver mon infinie reconnaissance ? demanda aimablement le pêcheur, en posant sa joue fraîche sur le cœur enflammé du prince.

- Perinis, mon jeune ami, répondit celui-ci, offrez-moi votre amitié et, après avoir rapporté le poisson chez vos parents, venez passer la nuit sur ce rivage, à mes côtés.

- Sollicitez quelque chose que vous ne possédiez pas encore : mon amitié vous est acquise, maintenant et à jamais. Quant à mes nuits, quant à mes jours, je ne pourrai plus concevoir de les passer loin de vous.

 

Sous la pâle clarté de la lune, sur d’invisibles coussins de sable, les deux garçons songeaient aux douceurs fulgurantes qui avaient déchiré le voile naïf de leur candeur. Le jeune Perinis, étendu aux pieds de Hans, le couvrait de ses beaux yeux brûlants, comme un jeune loup surveillant sa proie. Il guettait dans l’œil de sa blanche victime le désir sublime de nouveaux baisers, légers comme des papillons, ardents comme les souffles d’un volcan.

- J’ai peur, dit le prince. Je frémis de terreur quand vous me dites « mon cœur ».

- Et pourtant, vous sentez votre bouche revenir vers moi, répondit le pêcheur. Qui devant l’amour ose nommer l’Enfer ?

Vaincu, Hans jeta ses bras au-dessus de sa tête, comme de dérisoires armes, et le loup voluptueux le marqua de ses dents.

 

Au lever du jour, les frères du prince, partis à sa recherche depuis la veille, le découvrirent sur le sable, endormi dans les bras de son amant. Les félons en conçurent une grande joie : ils tenaient là le moyen d’éliminer le prince qu’ils haïssaient tant. Ils alarmèrent les pêcheurs qui s’apprêtaient à prendre le large. Ceux-ci, découvrant l’infamie, s’écrièrent : « Maudits soient ces pourceaux qui commettent un crime contre la nature ! Celle-ci se vengera sur nous en nous accablant par une pêche infructueuse ! Qu’ils meurent, et qu’ils ne voient jamais la face de Dieu ! »

Hans et Perinis, s’éveillant, comprirent immédiatement que leur péril était inexorable. Les pêcheurs les embarquèrent de force sur leur nef, tandis que les deux frères déloyaux les suivaient pour assister au châtiment.

« Maudits ! s’exclama l’un des hommes en saisissant une dague effilée, votre vilenie ne se peut racheter ! Que de vos plaies tout votre sang vous échappe jusqu’à tarissement ! »

« Mes chers frères, dit Hans se tournant vers les siens, me laisserez-vous mourir au terme d’une torture si humiliante ? »

Tous s’étonnèrent fort de l’entendre appeler « frères » les fils du roi et, lorsque la licorne blanche, juchée sur un rocher, restitua par enchantement ses habits royaux au prince, les pêcheurs s’agenouillèrent devant celui-ci et implorèrent la grâce de leur seigneur qu’ils reconnaissaient.

Furieux, les deux frères hypocrites se jetèrent sur Hans et Perinis ; égorgèrent l’un et enfoncèrent leur épieu dans le ventre de l’autre. Puis ils jetèrent les deux corps à la mer.

La licorne pleura de rage et frappa le rocher de ses sabots. Le tonnerre retentit. Commença alors une longue et difficile période pour les pêcheurs. La pluie tomba sans discontinuer, et la tempête se déchaîna sans trêve pendant trente jours et trente nuits, excluant toute possibilité d’embarquer.

Le matin du trente-et-unième jour, une assemblée villageoise se rendit au château et demanda audience. Le roi, assis sous un dais de damas somptueux, reçu aimablement ceux qui avaient péniblement affronté l’orage pour venir lui présenter leur terrible requête.

- Que Dieu qui a créé le paradis, les terres et les lois vous sauve, noble seigneur. Nous venons humblement vous implorer, nous exposant à votre courroux, de chasser du pays vos deux fils, responsables du meurtre de votre successeur. Leur acte ignoble a jeté la fureur divine sur nous : nous ne pouvons plus pêcher, et nos familles meurent de faim. Vous qui avez droit de vie et de mort sur nous et nos enfants, sauvez-nous en exilant les félons !

- Hélas ! se lamenta le roi, la perte d’un fils n’est-elle pas déjà un grand deuil ? Faut-il en plus que je perde les deux autres ?

A cet instant, les portes de la grande salle s’ouvrirent, laissant entrer une femme blonde comme la Lune, et blanche comme la glace. Elle était vêtue d’un long manteau écarlate sur lequel ruisselaient des pierreries dont les princes les plus cupides n’avaient jamais osé rêver. Une ramure de cervidé ornait son front. Au même instant, les rayons du soleil, disparus depuis tant de jours, inondèrent le palais, aveuglant la Cour ébahie.

- Que viens-tu faire ici, adorable sorcière ? demanda le roi.

- J’apporte la miséricorde. Les innocents ne souffriront plus, et les traîtres vont expier : j’emmène avec moi vos deux fils dans l’Autre Monde, en Avalon, où ils seront à jamais les serfs des navigateurs fortunés. Ne pleurez pas, noble seigneur, votre fils au cœur pur, Hans, est revenu : accompagnez les pêcheurs au rivage, vous y verrez votre enfant.

Aussitôt, les pêcheurs, le roi et tous ses barons se rendirent en grand équipage jusqu’au port où ils assistèrent à un spectacle dont aucun homme n’avait jamais été témoin.

Un dauphin magnifique, blanc comme la neige, remontait à la surface de l’eau de gros poissons qu’il offrait entre ses mâchoires à un splendide goéland aux larges ailes argentées. Celui-ci les prenait dans son bec, sans jamais avoir besoin de toucher la mer, qu’il semblait éviter avec crainte. Enfin, l’oiseau n’avalait pas sa pêche mais la laissait tomber en offrande aux pieds des pêcheurs ravis.

 


Dès lors, le dauphin et le goéland passèrent leurs jours et leurs nuits ensemble, se témoignant une profonde tendresse et savourant un bonheur parfait. Ils assistaient chaque jour les pêcheurs qui leur faisaient un accueil triomphant pour rendre grâce à leur dévouement. Puis, le reste du temps, le dauphin nourrissait le goéland qui venait chercher le poisson dans sa bouche avec la délicatesse d’un amant.
 
(Conte écrit initialement dans la seconde moitié des années 90, révisé en 2011)
 
© Jay S.

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