Le voile bleu
Voici un texte, sorte de bref récit autobiographique, que j’ai retrouvé par hasard parmi tout un tas de vieux livres jaunis et odorants. Il se trouvait caché entre deux ouvrages, dans un gros carton que ma passion des livres anciens m'a poussé à acheter, en septembre dernier, dans un vide-grenier. Avec l’aide d’un logiciel approprié, j’ai traduit ces pages du « tifinagh », la langue parlée des Touaregs, peuple du désert saharien. Parce que je les trouve émouvantes, j’ai décidé de les partager avec vous…
Octobre approche. Bientôt, ce sera l’été, la sécheresse de nouveau, jusqu’au prochain mois de juillet. Il fait déjà chaud. On trouve encore des plaques de sel que la pluie a fait remonter de la terre. Mes sœurs, mes petits cousins et moi les collectons pour les donner aux dromadaires et aux chèvres qui en raffolent.
Notre groupe est constitué de treize personnes, c’est-à-dire mes parents, leurs enfants, la sœur de ma mère, ses enfants et le père de son mari. Nous sommes riches de cent trente dromadaires et de mille quatre cents têtes de bétail : des chèvres, principalement, mais aussi des vaches, des moutons, et des ânes qui nous sont très utiles pour transport nos affaires lors de nos voyages. Autant dire que nous avons tout pour être heureux, grâce au Ciel !
Devant la héhékit de mes parents, ma mère est occupée à préparer des mets délicieux. Elle écrase la semoule de blé pour faire des tagalas, de succulentes galettes sur lesquelles nous laisseront fondre du beurre. Cinq grands fromages sèchent à côté d’elle. Elle me fait signe :
– Viens, Assam, viens, mon fils.
– Je peux t’aider, Mère ?
– Oui. Si tu veux bien, découpe-moi ce mouton en quartiers.
Tous ces préparatifs sont destinés à faire la fête avec le groupe du frère de mon père, que nous allons enfin retrouver ce soir, après deux ans de séparation. C’est pour cet événement que nous avons tué deux moutons que nous servirons avec du fonio, ma céréale préférée. Il y aura aussi du lait fermenté parfumé aux dattes. Mais, si je suis impatient, ce n'est pas par gourmandise, c’est parce que j’ai très envie de revoir mon cousin, Mohada.
La dernière fois que je l’ai vu, il avait quatorze ans, et moi douze. Je me souviens que nous nous sommes beaucoup amusés et que je l’aimais bien. Il faut dire que je n’ai pas de frère, seulement trois sœurs, et mes cousins ont tous moins de dix ans. Alors, la complicité d’un garçon de mon âge me manque vraiment. Et puis, même si j’ai un peu honte de l’admettre, je ressens pour Mohada quelque chose… d’indéfinissable. Je rêve de lui presque chaque nuit, j’imagine que nous chahutons, sous ma héhékit, à l’abri des regards. La pression de son corps contre le mien me fait tourner la tête. La plupart du temps, quand je me réveille, mon ventre est mouillé et collant du lait qui s’échappe de mon qad'ib. Jamais celui-ci n’est aussi long, ni aussi dur que lorsque je songe à mon cousin. Je ne sais pas si c’est normal : je crois avoir compris de certaines conversations d’adultes que cela ne devrait se produire qu’avec une épouse. Le mieux est de ne pas en parler, c’est mon secret.
Le soir va tomber. Au loin, j’entends les cloches de leurs animaux… Ils arrivent ! Ce n’est encore qu’une vague gris bleu, à l’horizon. Je décide de partir au-devant d’eux, en courant, malgré la chaleur de fin d'après-midi et la poussière que je soulève. Zoua, la chatte des dunes, se met à me poursuivre : elle croit que je suis en train de jouer. Je ris de ce malentendu, mais aussi du bonheur de la perspective de revoir Mohada dans quelques instants. J’arrive, à bout de souffle, face à la caravane composée d’une vingtaine de personnes et de milliers de bêtes.
– Eh bien ! Eh bien ! Te voilà bien pressé mon garçon ! s’exclame joyeusement mon oncle. Est-ce toi, Assam ?
– Oui ! Oui ! mon oncle, comment as-tu su ?
Je suis très fier qu’il m’ait reconnu malgré le litham qui m’enveloppe la tête. Mais, je suis encore plus fier quand il dit m'avoir identifié grâce à « mes yeux verts sans pareils » et qu’il exprime son étonnement de voir que le jeune garçon a laissé place à « un solide gaillard ».
– Où est Mohada ? dis-je après avoir salué ma tante, n’y tenant plus.
– Il est derrière, il est chargé des moutons.
– Je peux aller le rejoindre ?
– Bien sûr ! Mais je ne sais pas s’il te reconnaîtra.
Voilà bien quelque chose que je n’avais pas envisagé.
Après avoir remonté la caravane, Zoua toujours sur mes talons, j’arrive en vue d’un troupeau guidé par un homme enrubanné d’un taguelmoust, à dos de dromadaire. Le taguelmoust, c’est comme un litham, mais en bleu indigo. Seuls les hommes nobles ont le droit de le porter. Autrement dit, dans ce groupe, il n’y a que mon grand-père, mon oncle… et Mohada. Les autres sont soit trop jeunes soit vassaux. Cet homme qui me paraît si gigantesque serait donc mon cousin ? Il met pied à terre et se dirige vers moi d’un pas résolu. En un instant, je reconnais ces grands yeux noirs, comme deux belles pierres de jais, encadrés par la teinture bleue qui les met en valeur avec grâce. Ce géant me serre dans ses bras et me tape dans le dos : « Assam ! Mon petit Assam ! Mon cousin préféré ! »
Autour des feux où grille le mouton, les femmes chantent des légendes aux enfants, en s’accompagnant du amzad, un petit violon que l’on se transmet de mère en fille, et du claquement des tindes que les hommes ont fabriqué le jour même avec des jarres et de la peau de chèvre. Tout le monde crie, tout le monde rit. Les deux plus vieux, les sages de nos groupes, jouent à l’écart au dara : ils ont tracé un damier dans le sable et utilisent des bouts de bois et des crottes de chèvre séchées en guise de pions.
Je ne peux m’empêcher d’épier Mohada en train de manger, espérant apercevoir un peu son visage. Mais il manipule son taguelmoust avec dextérité et parvient à faire disparaître la nourriture sous le voile avec rapidité, du bout des doigts, sans qu’il soit impossible de deviner sa bouche. Soudain, j’ai l’étrange sentiment qu’il a deviné mes pensées. Il me propose : « On va dans ta héhékit quelques instants ? »
Les tisons que j’ai apportés sous la tente nous éclairent faiblement de leurs éclats rougeoyants.
– J’aimerais bien voir à quel point mon petit cousin a grandi, dit Mohada en souriant. Veux-tu enlever ton litham pour moi ?
– Je ne sais pas… de toute façon, je l’enlèverai pour dormir… et comme tu couches sous ma héhékit, tu pourras me voir.
– Je n’ai pas envie d’attendre. Bon, je comprends que tu sois gêné, je commence.
Il détache lentement son voile bleu, tire dessus comme s’il caressait son cou, et le laisse tomber à terre. Malgré la faible clarté, on devine que la teinture bleue a laissé des traces sur ses joues, signe de respectabilité. Il est encore plus beau que dans mes souvenirs. Son nez aquilin, ses lèvres épaisses, une barbe brune de quelques millimètres d’épaisseur. J’éprouve des sensations que je ne connaissais qu’en rêve depuis deux ans. Je retire mon litham, non sans sentir mes joues s’empourprer de honte.
– Tu es très beau ! s’exclame mon cousin, d'un air admiratif.
– Moins que toi… et puis, ta peau est bleue…
– Pourquoi ne portes-tu pas encore le taguelmoust ? Nous sommes de la même lignée.
– Je dois attendre encore quelques mois, d’avoir quinze ans, mon père dit qu’un enfant ne doit pas porter le voile bleu.
– Tiens, mets-le mien, si tu veux, me dit Mohada en me tendant le sien.
– Non, non, je ne peux pas !
– Tu ne vas pas sortir du héhékit avec, personne n’en saura rien !
Sans me laisser davantage de temps pour réfléchir, il place son voile autour de ma tête, ramène le grand côté sur ma bouche (oh ! son parfum de sable légèrement musqué !), passe le tissu autour de ma tête, le ramène sur mon front, en me souriant de ses dents d’ivoire si joliment alignées, et fait encore une fois un tour avec le tissu bleu avant de glisser un coin dans un pli, sur ma nuque qui frémit de plaisir. Il me tend un fragment de miroir qu’il sort du shékest de sa poitrine.
– N’es-tu pas superbe, Assam ? Mon petit cousin est un homme maintenant !
– Oui, c’est bien ! C’est vraiment bien, dis-je, l’émotion me dérobant mon vocabulaire.
Mohada s’approche de moi, saisit mes bras fermement, et se penche sur moi pour déposer un baiser sur mes lèvres, à travers le voile bleu.
C’est à ce moment-là que la peau de mouton qui ferme ma tente s’entrouvre.
Mon cœur me semble gelé, en croyant voir quelqu’un pénétrer dans mon héhékit. Les doigts de Mohada se resserrent sensiblement sur mes bras. Mais, ce n’est que Zoua, qui s’arrête en nous regardant de ses larges pupilles ouvertes par la pénombre et la curiosité. Ma petite chatte des dunes sera donc le seul témoin du baiser que m’a offert mon cousin. Nous retournons auprès de notre famille, danser et chanter autour du feu, avant que l’on commence à s’étonner de notre absence. Mais je n’ai plus qu’une envie : que vienne une heure suffisamment tardive pour que nous puissions aller nous coucher sans susciter d’interrogations de la part de nos parents.
C’est la vive fraîcheur et la position des étoiles qui nous indiquent que le moment est venu. Déjà, les plus vieux se sont retirés sous leurs tentes. D’un commun accord, Mohada et moi faisons de même. La tiédeur à l’intérieur du héhékit s’apparente presque à une chaleur saisissante, par contraste avec le froid nocturne. Sans la moindre hésitation, mon cousin commence à se déshabiller, me tournant le dos.
Malgré la faible lumière rougeâtre des tisons, je devine parfaitement le contour de ses fesses rondes et duveteuses que je mords de brefs regards, tout en me dévêtant moi-même. Comme il est musclé ! Son dos paraît si puissant ! Mon qad’ib est en érection, je ne peux rien y faire, il est si tendu qu’il me fait un peu mal. Je ne dois pas montrer à Mohada ce qu’il provoque en moi, je vais vite m’allonger sur la natte de paille, ventre vers le sol. Trop tard. Il s’est retourné et observe ce que j’essaie de dissimuler maladroitement avec mes mains. Il ne semble pas fâché, au contraire, je crois bien qu’il sourit. D’ailleurs, lui-même est dans le même état. Enfin, quand je dis « même état », c’est à un détail près.
– Oh ! ne puis-je m’empêcher de m’exclamer, tu as la plus belle queue que j’ai jamais vue ! Elle est énorme et tellement raide !
– Retire tes mains, que je vois si c’est de famille, me répond-il en riant.
Je m’exécute, et mon cousin laisse échapper une interjection grossière mais admirative. Je me sens très fier. Jamais on ne m’avait regardé ainsi.
– Je veux que, cette nuit, tu sois à moi, mon petit Assam, me déclare-t-il.
– A toi ? Comment cela ?
Mohada s’approche de moi et me donne de nouveau un baiser sur la bouche, cette fois sans voile entre nous. La pointe de sa langue entrouvre mes lèvres, force le barrage de mes dents. Quand sa langue rencontre la mienne, mon qad’ib est serré contre le sien, et je me dresse sur mes orteils, enlaçant sa tête de mes bras, de crainte qu’il ne s'éloigne. Extase plus profonde que toutes celles que j'ai connues dans mes rêves. Soudain, mon cousin se met à genou devant moi et entreprend de laper le fluide transparent qui ne cesse de sourdre de ma queue.
– C’est bon, c’est salé, dit-il. Je pourrais en avaler comme ça toute la nuit. Es-tu d’accord pour que j’essaie de faire sortir ton lait de qad’hib, celui que tu laisses jaillir la nuit quand tu rêves de moi ?
– Comment sais-tu ?...
Mohada prend ma question pour une réponse affirmative. Je ne déments pas. Jusqu’au lever du soleil, tout n’est que délices, puis nous nous endormons, le grand corps de mon cousin pesant sur le mien comme un âne mort.
L’astre du jour est déjà bien haut lorsque je suis réveillé par de petits baisers piquants sur le front, le nez et le cou.
– Pars avec moi, accompagne notre groupe, me supplie Mohada avec une infinie tendresse dans la voix.
– Mon père n’acceptera jamais. Déjà qu’il pense que je n’ai pas l’âge pour porter le tiguelmoust…
– Tu ne m’aimes plus ? Tu ne veux pas venir avec moi ?
– Si ! Bien sûr que si ! Je ne veux plus être séparé de toi ! Je vais aller demander la permission de suivre ton groupe, je saurai convaincre mon père !
Hélas ! comme je le craignais, mon père demeure sourd à tout argument. Il ne comprend pas pourquoi je préférerais vivre avec mon oncle plutôt qu’avec lui. Il est vrai que je suis bien incapable de lui livrer mes raisons.
Lorsque je le quitte, je dois avoir l’air bien soucieux car Kibala-le-Vieux, le sage de mon groupe, me prend par la manche et m’entraîne sous sa tente.
– Un garçon si jeune et de si noble lignée ne peut errer dans notre camp avec une mine si triste qu’on la devine sous son litham, décrète-t-il ! Les maux viennent avec les saisons qui passent, toi tu as l’âge de l’insouciance. Que t’arrive-t-il ?
– J’aimerais partir avec le groupe de mon cousin… enfin, de mon oncle. Pour voir des terres sur lesquelles notre groupe à nous ne va jamais. Mais mon père pense que je suis trop jeune. Il ne veut même pas que je porte le voile bleu avant mon prochain anniversaire !
– Des terres que tu n’as jamais vues ? Elles te sembleraient d’autant plus belles que tu les découvrirais en compagnie d’une personne chère à ton cœur, n’est-ce pas ? me demande-t-il, avec un sourire gentiment inquisiteur.
Sans attendre ma réponse, qui ne serait pas venue, Kibala fouille dans un grand sac et en ressort une petite pochette de cuir vert. Il me la tend en m’expliquant qu’il s’agit d’un shérod, un porte-bonheur que je dois garder autour du cou.
– Comment dois-je l’utiliser ?
– Quand le moment sera venu, tu le sauras. Mais, attention : tu ne dois en aucun cas regarder le fétiche que contient la pochette, et sache que ce shérod ne peut servir qu’une seule fois ! Tu dois donc le conserver précieusement pour que ton père te laisse partir avec l’autre groupe lorsque l’occasion se présentera. Si tu en fais un autre usage, je ne pourrai plus rien pour toi !
Sans plus tarder, plein d’espoir, je vais retrouver mon cousin, qui puise de l’eau pour les bêtes, et lui rapporte les paroles de Kibala en lui montrant le shérod sur ma poitrine.
– Puisse ton shérod nous protéger des scorpions ! déclare Mohada.
– Pourquoi dis-tu cela ?
– Nous sommes plusieurs à avoir constaté qu’il y avait déjà beaucoup de ces sales bêtes, alors que l’été est à peine là. Personne n’a encore été piqué, mais les scorpions sont si nombreux cette année qu’ils ne se cachent même pas dans leurs trous ou sous les pierres à notre arrivée. Ils semblent nous défier en restant immobiles et… ne bouge pas, Mohada. Pour l’amour du Ciel, ne bouge pas.
Vif comme la foudre, mon cousin dégaine le poignard passé dans sa ceinture et l’abat sur le scorpion qui menace juste derrière mon talon, le transperçant en plein milieu de sa carapace noire et luisante. Je demeure tétanisé par la peur qui me gagne après coup. Mohada me sert dans ses bras, tremblant. Il me dit qu'il deviendrait fou s'il me perdait.
Jour après jour, les scorpions se font de plus en plus nombreux. Pour un scorpion que nous tuons, deux semblent prendre sa place. A tel point que, par moment, le vent ne souffle plus assez fort pour effacer le grattement monotone de leurs pattes sur le sable et les rochers.
Chaque journée devient plus chaude que la veille, l’été installe ses quartiers dans le désert, et l’air s’emplit toujours davantage du bruit atone des scorpions allant çà et là. « Oh ! Assam, me dit ma mère un matin, je crois que je ne pourrai le supporter un jour de plus, ce bruit va me rendre folle ! » Je ne réponds pas. Mon père ne dit rien non plus, il garde un visage tendu et soucieux. Il revient, muet, de sa réunion avec les autres hommes nobles du campement. Son silence est pire que tout. Je comprends qu’il se prépare quelque chose de si grave qu’il ne sait comment nous en parler.
Je sors du héhékit de mes parents pour rejoindre Mohada, peut-être qu’il pourra m’expliquer ce qu’il se passe puisque, portant le voile bleu, il a pu siéger avec les autres hommes. Je le retrouve scrutant le lointain, le regard perdu et inquiet. Je lui demande ce qu’il se passe. Sans dire un mot ni même me regarder, il tend l’index vers l’horizon. Un horizon brun qui semble se mouvoir vers nous à toute vitesse. Il me faut un moment pour que mon esprit identifie ce que mes yeux lui montrent. Aussi loin que je puisse voir, de toutes les directions, les scorpions marchent, les uns contre les autres, si serrés qu’on croirait que c’est le sol lui-même qui se déplace. Il n’y a pas le moindre espace entre chaque arachnide et leur nombre est infini. Ils marchent tous vers le nord. Et, entre cette armée de scorpions et le nord, se trouve notre campement.
Mohada me prend par la main qu’il écrase douloureusement et m’entraîne au milieu des héhékits. « Enfermez-vous sous vos tentes ! crie-t-il d’une voix que l’angoisse rend aiguë. Les scorpions arrivent ! Ne leur laissez aucune ouverture ! » Puis, nous nous précipitons dans mon héhékit que nous nous apprêtons à calfeutrer. Lorsque, soudain, je réalise :
– Zoua ! Ma petite Zoua ! Elle est restée dehors !
– Mais non, elle doit être avec tes parents, dit mon cousin qui se veut rassurant.
– Non, non, j’en viens, elle n’y était pas ! Il faut que j’aille la chercher.
– C’est hors de question, les scorpions seront bientôt là, nous n’avons pas un instant à perdre.
Sans chercher à discuter davantage, je m’élance vers l’extérieur. Mohada me retient in extremis par le bras et me tire à m’en faire tomber sur les fesses. « Reste ici, je la ramène, m’ordonne-t-il avec une intonation qui exclut la moindre discussion. » De longues secondes s’écoulent, pendant lesquelles je me jure de ne pas survivre à mon cousin s’il lui arrive malheur par ma faute. Enfin, il pénètre dans le héhékit, ma docile petite chatte des sables dans les bras. En pleurant de soulagement et de gratitude, je couvre le voile de Mohada de baisers. Cela ne lui déplaît pas, mais il me rappelle à la réalité : il faut enterrer les peaux qui constituent les parois de notre abri, et veiller à ce qu’aucun interstice ne subsiste.
Tout en nous affairant, mon cousin m’explique : « Les Vieux nous ont raconté qu’une à deux fois par siècle, au début de l’été, les scorpions pullulent et se rassemblent pour aller vers le nord. Ils sont comme pris de folie, ils ne contournent aucun obstacle, avancent toujours tout droit. Ils vont traverser notre campement comme si nous n’étions pas là, n’hésitant pas à piquer tout être vivant restant sur leur passage. »
Comme pour lui donner raison, le bruit des scorpions ne fait qu’amplifier, puis nous percevons, le long des peaux du héhékit, les grattements de leurs pattes râpeuses. Je m’aperçois, avec un frisson dans le dos, que nous avons oublié une ouverture vers le nord. Pourtant, aucun scorpion ne s’y aventure. « Rien ne peut les détourner de leur marche vers le nord » dis-je, effaré.
Les minutes sont comme des heures, tandis que nous écoutons le piétinement incessant de leur pattes griffues. Nous distinguons régulièrement un clapotis qui semble provenir du puits qui se trouve non loin de notre refuge. « Ils sont tellement obnubilés par leur route qu’ils ne contournent même pas le puits, comprend Mohada. Ils se jettent dedans aveuglément ! »
Mon bien-aimé me serre dans ses bras : « Tu n’as rien à craindre, mon petit Assam, je te protégerai : si un scorpion parvient à se faufiler à l’intérieur, je le tuerai, comme celui de l’autre jour. Jamais je ne laisserai quoi que ce soit te faire du mal. » Amoureusement blotti contre lui, je ne peux que le croire.
Tout à coup, le frottement monocorde de cette marche rampante est déchiré par des bêlements et des blatèrements affolés, douloureux. Les scorpions piquent le bétail et les dromadaires !
– On ne peut pas rester là sans rien faire, Mohada !
– Pas question de sortir, petit cousin, ce serait la mort assurée. Il faudrait être magicien pour survivre à ce flot de minuscules assassins à cuirasse !
En entendant ces mots, ma main se porte aussitôt au shérod que m’a donné Kibala. D’instinct, je suis convaincu qu’il pourrait chasser les scorpions du campement. Mais le fétiche qui se trouve à l’intérieur est à usage unique, et le Vieux me l’a offert pour que je puisse rester pour toujours avec Mohada… Oui, mais sans bétail ni dromadaires, nos deux groupes seront ruinés et affamés : notre bonheur, à mon cousin et à moi, a-t-il la moindre chance de s’épanouir dans ces conditions ? Je n’ai plus le temps de réfléchir davantage. Je prends le petit sac de cuir vert suspendu à mon cou et je m’extirpe en un éclair des bras de mon cousin. Avant même qu’il ait le temps de réaliser ce que je fais, je suis dehors, sur le seuil du héhékit, brandissant le shérod.
La peur écrase mon cœur d’une main glacée avant que je réalise que les petits démons noirs s’écartent vivement de moi et de ma tente. Non, je me trompe ! C’est bien plus que cela : ils s’écartent du campement tout entier ! La vague brune poursuit inlassablement son chemin vers le nord, mais en contournant nos habitations et nos animaux ! Je continue pendant plusieurs minutes à brandir le shérod, n’osant abaisser mon bras. Mon cousin m’a rejoint et, par derrière, enserre ma taille de ses mains fortes et me répétant : « Tu es un héros, mon petit Assam ! Tu es fou et tu mériterais une correction, mais tu es un héros ! »
A mesure que s’éloigne la marche des scorpions, les gens sortent de leurs abris, regardant autour d’eux, l’œil suspicieux. Mohada, joyeux et fier, raconte à tout le monde ce que j’ai fait. Je suis fier, moi aussi, très fier, mais non joyeux : le shérod ne fonctionnera plus, désormais, j’ai perdu tout chance de rester avec mon cousin bien-aimé. La vague des scorpions commençant à disparaître vers l’horizon du nord, je cherche à changer le cours de mes pensées sombres en regardant dans le shérod : puisqu’il est devenu inutilisable, je n’ai aucune raison de ne pas découvrir à quoi ressemble le fétiche qu’il renferme. C’est un petit scorpion en or.
Je ne m’attendais pas à une telle fête ! Une fête donnée en mon honneur ! Les femmes, les hommes et les enfants chantent mon nom. On me sert à boire et à manger, on me tapote amicalement le dos, on m’embrasse avec enthousiasme. Mon bonheur pourrait être à son comble si le groupe de Mohada ne partait pas demain matin. « Tu sembles triste, Assam, constate mon père. Comment est-ce possible ? Tu as sauvé nos deux groupes d’une famine certaine ! Peut-être est-ce cela qui te manque ? ajoute-t-il en me tendant un voile bleu. » C’est un tiguelmoust ! Pour moi ! Mon père me considère désormais comme un homme !
– Est-ce que ça signifie que je peux partir demain avec Mohada ?
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