Le grand œuvre de Georges Tailleur

Il avait fallu presque deux ans à Georges Tailleur pour reconstituer pièce après pièce l’extraordinaire engin, en suivant scrupuleusement les instructions que lui avait laissées son mystérieux oncle Herbert. Enfin, cette machine à voyager dans le temps était achevée !

Lorsque dix ans plus tôt le vieux Herbert était venu frapper à sa porte, se présentant comme son arrière-grand-oncle d’Amérique originaire de la fin du XVIIIème siècle, Georges l’avait accueilli les bras ouverts, pensant tenir là, grâce à ce cinglé d’octogénaire, le sujet de son nouveau roman. Une circonstance faisant dérailler le train du quotidien est toujours envisagée comme une aubaine inestimable par l’écrivain en mal d’inspiration. Cette visite, Georges la considéra comme la possible conjoncture qui l’entraînerait sur la voie de la publication.

Le vieil homme lui raconta qu’à l’âge de trente-neuf ans, il était venu s’installer au XXème siècle grâce à une machine de son invention dont il n’avait révélé l’existence à personne et qu’il avait détruite après son mariage en 1960. Son médecin ne lui donnait plus que quelques mois à vivre et, comme Georges, arrière-petit-neveu de sa défunte épouse, incarnait son seul descendant dans ce siècle, il avait décidé, après une petite enquête attestant la respectabilité de ce potentiel héritier, jeune et honnête professeur de Lettres, célibataire, sans enfant, de lui léguer les plans de son invention pour qu’elle ne tombât pas totalement dans l’oubli.

La condition sine qua non de ce legs : le secret absolu et la promesse de ne pas utiliser cette découverte à mauvais escient. L’oncle Herbert parla pendant de longues heures, relatant le récit détaillé de ses voyages, et fit preuve de tant de conviction que Georges, impressionnable, accorda tous les serments que le vieux exigeait, pourvu qu’il lui remît les plans de sa machine.

La mécanique ne relevait pas de ses compétences les plus évidentes, mais il s’adonna à la construction de l’engin avec un tel acharnement, qu’après bientôt deux ans, il en vint à bout. Ce qui lui avait donné du cœur à l’ouvrage ne faisait aucun doute : c’était ses rêves de gloire, c’est-à-dire d’immortalité. Lors de la rencontre avec son vieil oncle, il avait vingt-trois ans ; il écrivait depuis toujours et avait tenté de se faire publier dès sa majorité. En vain. Pour lui qui rêvait de devenir l’un des plus grands écrivains de son époque, les refus répétés des maisons d’éditions équivalaient à des coups de poignard dans le cœur, et peu à peu le désespoir le tourmenta au point d’être incapable d’écrire une page, sinon une page de cours pour ses élèves.

Tout en écoutant radoter l’oncle Herbert, l’idée germa très vite en son esprit : retourner dans le passé lui permettrait de s’approprier les œuvres des plus grands écrivains.

 

La machine occupait un tiers de la chambre de Georges, lourdement ancrée sur le tapis oriental, semblable à un gros fauteuil métallique visiblement inconfortable. Georges prit dans son secrétaire le revolver qu’il venait d’acheter, pour tuer Victor Hugo avant qu’il n’ait eu l’occasion de publier ses romans, ses poèmes et ses pièces de théâtre. Il avait décidé de n’usurper les ouvrages que d’un même écrivain, pour que personne ne pût déceler des variations trop évidentes dans le style, d’une œuvre à l’autre, trahissant diverses origines. Il imaginait déjà ses livres dans les vitrines des librairies et entre les mains des présentateurs vedettes d’émissions littéraires : Notre-Dame de Paris et Les Misérables, par Georges Tailleur.

Endimanché dans un costume du XIXème siècle, il s’installa sur le siège de la machine à voyager dans le temps qu’il programma pour se rendre en 1822, un an avant la publication de Han d’Islande, le premier roman de Hugo.

Passée la surprise d’un Paris pavé bien différent de celui qu’il connaissait, mais très semblable aux nombreuses reconstitutions cinématographiques qu’il avait pu voir, Georges se rendit à la maison du romancier et, après l’avoir reconnu grâce à un dessin de Deveria datant de 1827, il l’abattit de deux balles dans la poitrine, sans le moindre scrupule.

De retour en 2011, Georges se précipita dans sa bibliothèque pour commencer, sans plus attendre, à recopier Le dernier jour d’un condamné, pamphlet d’Hugo contre la peine de mort, que Georges serait heureux de brandir sous le nez des pays recourant encore à la peine capitale, jouant ainsi le rôle d’un des plus grands écrivains engagés du début du XXIème siècle.

Mais, quelle ne fut pas sa stupeur en découvrant que tous les livres de Victor Hugo avaient disparu de l’étagère ! Il se frappa violemment le front, comprenant son erreur : Hugo était mort avant d’avoir composé ses œuvres. Celles-ci n’existaient plus. N’existaient pas. Georges avait tué la poule aux œufs d’or avant même la première ponte ! Un enfant y aurait pensé !

Après une nuit agitée de réflexions sur la disparition d’un des pans les plus considérables de la littérature française, Georges se ressaisit et décida dès le lendemain de s’arroger l’intégralité de la saga des Rougon-Macquart d’Émile Zola, qui comprenait vingt romans. Mais cette fois, il se contenterait de voler d’abord le manuscrit du premier roman du cycle, La fortune des Rougon, puis, il se rendrait à l’année suivante pour s’approprier le deuxième roman, et ainsi de suite.

Georges entreprit son voyage jusqu’en 1870, un an avant la parution du premier roman - il savait que le manuscrit serait fin prêt ou presque, celui-ci ayant été conçu dès 1868. L’opération s’avéra difficile. Georges dut s’embusquer près de la maison de Zola et s’assurer de sa vacuité, avant de la mettre sens dessus dessous. Heureusement, les verrous n’étaient pas aussi fiables qu’au XXIème siècle, et les systèmes d’alarmes demeuraient encore inexistants. Georges découvrit enfin les précieux feuillets et regagna précipitamment sa machine et son siècle.

Aussitôt, il s’élança dans sa bibliothèque pour s’assurer que tout était en ordre. Hélas ! De Zola ne subsistaient plus que les quelques textes n’étant pas en rapport avec les Rougon-Macquart.

Georges se laissa tomber sur une chaise, enfouit son visage dans ses mains, et réfléchit. « Évidemment ! Zola n’a pas pu commencer la publication de son cycle en 1871, le premier roman ayant disparu. Cela a modifié le futur, au point que les Rougon-Macquart n’ont jamais existé ! La fortune des Rougon existe encore, puisque c’est moi qui l’ai… Mais à quoi bon, sans les dix-neuf autres romans ? »

Une fois de plus, Georges passa une nuit affreuse. Il fit un cauchemar dans lequel l’un de ses vieux professeurs de Lettres du lycée le réprimandait sévèrement : « Tu es une honte pour la littérature française ! Tu élimines Hugo ! Tu massacres Zola ! Où vas-tu t’arrêter, petit morveux ? »

Il se réveilla avec, pensait-il, la solution, persuadé cette fois de réussir son coup. Il puiserait dans l’abondante prolifération des romans d’Alexandre Dumas. Mais, attention ! Il volerait les manuscrits dans un ordre chronologique décroissant, pour éviter que l’affaire Zola ne se répète : d’abord La tulipe noire en 1849, ensuite Le Comte de Monte-Cristo en 1844, Les trois mousquetaires en 1843, etc.

Tout se déroula comme il l’espérait, hormis le fait que, surpris lors de son cambriolage en 1837 pour s’emparer du Capitaine Paul, il dut échanger quelques coups de poing avec Maquet, le collaborateur de Dumas, avant de s’enfuir. Enfin, les lauriers de la gloire allaient honorer son front ingénieux. Immoral, criminel, certes, mais ingénieux.

 

 

Assis sur son lit, Georges contemplait avec obsession le revolver posé sur son secrétaire. Il sentait qu’il touchait le fond. Aucun éditeur n’avait voulu publier un seul de « ses » romans. On lui avait expliqué poliment que peu de lecteurs aujourd’hui s’intéressait aux romans historiques. L’incapacité de la majorité du lectorat à apprécier les contextes de la Cour d’Henri III ou de celle d’Anne d’Autriche provenait du fait que ces illustres personnages étaient quasi inconnus du grand public. « Ils ne l’étaient pas, songeait Georges, avant mes voyages, quand on connaissait l’existence de Dumas et qu’on avait lu ses romans ». Il ressentait amèrement toute l’ironie de la situation.

Jusqu’au moment où s’imposa à lui une brillante idée. Il le tenait, son roman à succès ! Il lui suffisait de raconter sa propre histoire : l’oncle George au XVIIIème siècle, la machine à voyager dans le temps, ses péripéties pour s’approprier l’œuvre d’autrui. C’était une véritable saga de science-fiction et d’aventure que Georges Tailleur entrevoyait là !

Dès lors, il se mit ardemment au travail, il remit sa démission à l’université, écrivit jour et nuit, prenant à peine le temps de manger et de dormir. Puis, après neuf mois d’écriture, de ratures et de réécriture, il disposait d’un roman fleuve de 1500 feuillets, écrit avec une verve et une spontanéité prodigieuse. Le meilleur livre qu’il ait jamais pondu !

C’est alors qu’au milieu de la chambre, sur le tapis, là où se trouvait la machine avant qu’il ne la démonte pour ne laisser aucune preuve de ses forfaits, apparut un jeune homme assis sur une sorte de fauteuil en métal et pointant un revolver sur Georges qui écarquillait les yeux de stupeur.

« Je crois qu’il est inutile de t’expliquer que je viens du futur, dit l’inconnu avec un sourire sarcastique au coin des lèvres. Non, ne cherche pas, tu ne me connais pas, je ne naîtrai que dans trois ans. Ce que je peux te dire, c’est que dans le futur tu es un écrivain très réputé, étudié dans les écoles. Et ton succès a commencé grâce au Grand œuvre de Georges Tailleur que tu viens d’achever ».

Tenant Georges en joug avec son arme, le jeune homme s’approcha du bureau, s’empara du volumineux manuscrit, et retourna s’asseoir sur la machine. « Tu m’as toujours répété que j’étais un raté, dit-il, tu me disais que je ne risquais pas de devenir un grand écrivain comme toi. Eh bien, maintenant, tu n’es plus rien, et moi je vais connaître le prestige. Merci encore, papa ! »

Le fils infâme disparut avec la machine. Georges crut mourir instantanément de douleur. Son fils ! C’était son propre enfant qui venait de le priver définitivement des fruits de tant d’efforts et de peine, et qui réduisait à néant tous ses espoirs de gloire !

Il songea dans un élan de rage à détruire les plans de l’invention de l’oncle George mais, se ressaisissant, il demeura stupéfait en réalisant qu’il les avait déjà réduits en cendres quelques mois auparavant par crainte, justement, que quelqu’un ne les découvre un jour et ne s’en serve contre lui. L’oncle Herbert avait dû commettre quelque indiscrétion et laisser des traces de son invention chez d’autres membres de la famille, à d’autres époques.

Georges n’entrevit plus alors qu’une seule solution pour rentrer immédiatement en possession de son manuscrit et de sa gloire à venir : s’assurer qu’il ne pourrait jamais avoir d’enfant.
 
(Nouvelle écrite initialement vers la fin des années 90 ou  au début des années 2000, révisée en 2011)
 
© Jay S.

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